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Portrait de la conscience juridique des électeurs des Premières nations : comprendre l'exercice du droit de vote

Le nouvel électeur

Pour la plupart des groupes désavantagés, le droit de vote est un droit acquis que l'on peut exercer sans perte ni coût symbolique. Pour le mouvement des suffragettes, accéder au droit de vote était une victoire de reconnaissance et un constat de différencenote 33. Alors que l'exclusion des femmes de l'électorat était surtout basée sur la mise en doute de leur compétence à voter et sur l'argument que les électeurs masculins pouvaient représenter leurs intérêts, l'élargissement du suffrage aux femmes peut être vu comme le rejet de ces deux postulats. L'octroi du droit de vote aux femmes reconnaît l'égalité de statut des hommes et des femmes en matière électorale; chaque voix compte. On peut en dire autant de l'obtention du droit de vote par les Afro-Américains dans le mouvement des droits civils. Pour l'essentiel, les principaux droits civils obtenus aux États-Unis se fondent sur la reconnaissance du statut égal des Afro-Américains dans la société civilenote 34.

Comme le montre le bref historique du droit de vote des Premières nations, l'idée du nouvel électeur n'a rien eu pour réjouir les collectivités des Premières nations. Sur ce plan, il y a peu de choses en commun entre les peuples des Premières nations du Canada et d'autres groupes exclus du suffrage comme les femmes et les Afro-Américainsnote 35. Jusqu'en 1960, les dispositions sur le suffrage de la Loi sur les Indiens étaient fondées sur le déni d'un statut égal aux Indiens. Le droit de vote fédéral n'était pas accordé à tous les membres des Premières nations. L'obtention de ce droit excluait la possibilité d'être reconnu en tant qu'Indien. La culture et l'identité des Premières nations n'étaient tout simplement pas reconnues comme égales aux autres identités nationales. Pour celui qui parvenait à échapper au joug et au poids de l'identité des Premières nations, le droit de vote était une possibilité, mais pas pour les autres. Dans cette forme de conscience juridique, l'identité symbolique juridique de l'électeur est celle de non-Indien.

Ainsi, l'accès au vote dans les collectivités des Premières nations revenait à un choix polarisé : exercer le droit de vote aux élections fédérales ou conserver son identité indienne. Voter ne signifiait pas seulement se désengager de la communauté, mais également renoncer à un statut légal et aux droits concrets rattachés à ce statut. C'était reconnaître l'idée que la culture et l'identité des Premières nations étaient de moindre valeur que celles d'autres identités nationales au Canada. Historiquement, la législation a rendu incompatibles le fait d'exercer le droit de vote et le fait de posséder l'identité de membre des Premières nations.

Dans cette perspective, l'abstention électorale de certains membres des Premières nations peut être vue comme une forme de résistance au discours traditionnel sur l'inégalité des statuts et au déni de reconnaissance. La possibilité de ne pas participer aux élections fédérales peut être considérée comme un moyen de créer un espace pour ce contre-récit. Ce qui peut apparaître comme une forme d'apathie est en fait une forte prise de position concernant le contentieux du droit de vote entre le gouvernement du Canada et les Premières nations. Lorsqu'un individu prend part à cette forme de résistance, il est engagé dans un processus de conscience juridique collective. Il participe à la construction d'une autre forme d'identité juridique pour les Autochtones. Chaque individu n'est pas en train de construire sa propre identité; les identités ne varient pas à l'infini : elles sont limitées.

À mon avis, cette forme de résistance est propre aux membres des Premières nations du Canada. Bien sûr, l'abstention électorale comme acte de résistance n'est pas unique en soi. Certaines personnes peuvent ne pas voter pour manifester leur résistance ou leur désaccord concernant les candidats proposés, un processus vicié, ou d'autres raisons de cet ordre. En général, pour les membres des groupes désavantagés, le vote est un moyen de renforcer leur statut en tant que membres égaux d'une société. Ce que j'avance, c'est que certains membres des Premières nations choisissent de ne pas voter pour renforcer leur revendication de statut égal.

Cette forme de conscience juridique peut aider à comprendre les faibles taux de participation électorale au sein des collectivités des Premières nations. Malgré des changements législatifs considérables, en particulier depuis 1960, le poids historique des dispositions électorales de la Loi sur les Indiens pourrait bien façonner la conscience juridique de certains individus et contribuer à leur décision de ne pas participer aux élections fédérales. Il est certain que la portée réelle du souvenir de l'acquisition du droit de vote chez les membres des Premières nations (Ce phénomène de mémoire touche-t-il seulement les électeurs âgés? Le souvenir est-il moins vif chez les plus jeunes?) ne pourrait être analysée avec précision qu'au moyen d'entrevues et de travaux rigoureux sur le terrain.


Note 33 Lesley A. Jacobs et Richard Vandewetering, « Introduction », introduction à The Subjection of Women, John Stuart Mill, New York, Caravan Books, 1999.

Note 34 Lesley A. Jacobs, Pursuing Equal Opportunities, New York, Cambridge University Press, 2004, chap. 3.

Note 35 Contrairement à ces autres groupes, les peuples des Premières nations possèdent un statut spécial reconnu par la loi qui a été compromis par l'élargissement du suffrage.