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Perspectives électorales – Les Autochtones et les élections

Perspectives électorales – Novembre 2003

Participation de l'électorat autochtone en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick

Participation de l'électorat autochtone en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick

David Bedford
Professeur, Département des sciences politiques, Université du Nouveau-Brunswick

Dans son discours annuel prononcé devant l'American Political Science Association en 1996, Arend Lijphardt, alors président de cet organisme, soulignait les problèmes auxquels font face les États démocratiques lorsque la participation au processus électoral est inégale. Largement considérée comme un « bien intrinsèque de la démocratie »note 1, la participation est essentielle à l'influence, les groupes qui présentent de faibles taux de participation étant moins susceptibles d'influer sur les résultats du systèmenote 2. Lijphardt faisait également remarquer que selon les ouvrages sur la participation électorale, les groupes désavantagés sur le plan socioéconomique et au statut social moins élevé sont aussi caractérisés par un taux de participation plus faible, ce qui augmente encore leur incapacité générale à influer sur les résultatsnote 3. Il préconisait donc que les étudiants en sciences politiques se penchent sur les moyens d'augmenter les taux de participation.

Au fil des ans, diverses thèses ont été avancées pour expliquer les divergences entre les taux de participation électorale. Les recherches ont permis de dégager quelques variables cruciales. Les facteurs démographiques, dont l'éducation, le revenu et le sexe, ainsi que des prédispositions personnelles d'ordre psychologique, comme le sentiment d'efficacité et l'importance attachée à la responsabilité civique, ont tous été corrélés à la participation électoralenote 4. En outre, habituellement, la participation est plus élevée – souvent deux ou trois fois plus – aux élections ayant une plus grande importance à l'échelle nationale qu'à des élections strictement locales. Même si certaines questions restent toujours sans réponse en la matière, on s'entend généralement sur les paramètres de base.

Les données sur le vote dans les collectivités autochtones, toujours incomplètes à ce jour, cadrent mal avec la vision orthodoxe de la participation électoralenote 5. Les tendances surprenantes qui se dessinent à partir de ces données permettent de mieux comprendre le comportement de l'électorat ainsi que les questions de l'autonomie gouvernementale des Autochtones et de la relation entre les collectivités autochtones et l'État canadien. Nous commencerons notre analyse en présentant les données.

Données

Une description de la nature des données est de rigueurnote 6. Les données pour le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse, présentées aux tableaux 1 à 4, sont le recensement de tous les bureaux de scrutin situés entièrement à l'intérieur de réserves. On peut donc supposer que (presque) tous les électeurs compris sont des Indiens inscrits. Ces données offrent d'importants renseignements sur les membres des Premières nations qui vivent dans une réserve. Toutefois, cette méthode de collecte de données exclut de nombreux Indiens inscrits et autres Autochtones. Elle ne nous enseigne donc rien sur les populations croissantes d'Autochtones qui vivent hors des réserves ou en milieu urbain et qui doivent être recensés au moyen de techniques différentes. Les tableaux 5 et 6 présentent des données sur les élections au sein des bandes au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse. Enfin, le tableau 7 présente des données sur la participation électorale des Premières nations aux élections provinciales dans le reste du Canada. Ces données représentent un échantillonnage incomplet des collectivités des réserves. Cinquante-neuf réserves aux sections de vote entièrement établies à l'intérieur de leur territoire étaient comprises dans cette étude. Elles avaient été choisies aléatoirement parmi toutes les réserves qui comprenaient des sections de vote entièrement établies dans leurs limites.

Les tableaux 1 et 2 présentent les résultats de la participation des Premières nations du Nouveau-Brunswick aux élections fédérales et provinciales respectivement. La baisse de la participation électorale est plus élevée au Nouveau-Brunswick que dans toute autre province. La participation des électeurs des Premières nations aux élections fédérales a baissé de 66,8 % en 1965 à 17,8 % en 1988. Toutefois, l'analyse de la participation dans les réserves des Premières nations à l'élection fédérale de 2000 réalisée par Daniel Guérin (voir son article sur cette question) indique une amélioration ultérieure. Guérin révèle que le taux de participation dans les bureaux de vote couverts par sa recherche était de 41 %. Les données sur les élections provinciales font état d'une baisse marquée durant la période visée par l'examen, la participation des Premières nations passant de 64,4 % en 1967 à 27,6 % en 1991.

Tableau 1
Taux de participation électorale des Premières nations aux élections fédérales au Nouveau-Brunswick 1962-1988
Année Taux de participation en % Nombre d'électeurs sur lesquels on disposait d'information
1962 70,0 271
1963 63,1 577
1965 66,8 542
1968 53,2 594
1972 60,4 748
1974 56,7 803
1979 38,0 960
1980 40,3 992
1984 44,0 985
1988 17,8 1 312

Tableau 2
Taux de participation électorale des Premières nations aux élections provinciales au Nouveau-Brunswick 1967-1991
Année Taux de participation en % Nombre d'électeurs sur lesquels on disposait d'information
1967 64,4 908
1970 62,0 988
1974 61,2 1 511
1978 37,7 1 502
1982 46,9 1 749
1987 32,1 2 060
1991 27,6 2 340

Les résultats de notre étude sur la participation électorale des Premières nations en Nouvelle-Écosse montrent une tendance similaire, bien que cette participation ait été nettement plus prononcée au début et à la fin de la période visée. Comme l'indique le tableau 3, les taux de participation des Premières nations aux élections fédérales ont diminué, passant de 89,3 % en 1962 à 54 % en 1988 (selon Guérin, le taux de participation des Premières nations de la Nouvelle-Écosse à l'élection fédérale de 2000 était de 41 %). La participation des Premières nations aux élections provinciales en Nouvelle-Écosse (tableau 4) a baissé de 67,2 % en 1967 à 45,2 % en 1993.

Tableau 3
Taux de participation électorale des Premières nations aux élections fédérales en Nouvelle-Écosse 1962-1988
Année Taux de participation en % Nombre d'électeurs sur lesquels on disposait d'information
1962 89,3 689
1963 87,4 728
1965 82,8 795
1968 72,5 790
1972 72,6 1 155
1974 61,3 1 218
1979 49,5 1 508
1980 51,9 1 478
1984 53,4 1 552
1988 54,0 2 244

Tableau 4
Taux de participation électorale des Premières nations aux élections provinciales en Nouvelle-Écosse 1963-1993
Année Taux de participation en % Nombre d'électeurs sur lesquels on disposait d'information
1963 52,0 661
1967 67,2 987
1970 70,1 1 188
1974 65,4 1 401
1978 57,9 1 758
1981 60,1 2 150
1984 59,8 2 304
1988 54,8 2 840
1993 45,2 3 127

Le tableau 7 présente les résultats de la participation des Premières nations aux élections provinciales en Colombie-Britannique, en Alberta, en Saskatchewan, au Manitoba, en Ontario et au Québec. Les chiffres pour l'Île-du-Prince-Édouard et Terre-Neuve étaient soit trop minimes pour être significatifs, soit impossibles à recueillir. En considérant la période de 1967 à 1991, nous observons une baisse de la participation des Premières nations dans toutes les provinces sauf le Québec, où la participation s'est maintenue à un faible niveau pendant toute la période. De plus, dans les années 1990, les taux de participation électorale dans les réserves de toutes les provinces étaient bien inférieurs à ceux du reste de la population. Dans les provinces de l'Ontario, du Québec et de l'Alberta, les taux de participation électorale dans les réserves étaient inférieurs à 30 %.

Tableau 5
Taux de participation électorale aux élections au sein des bandes au Nouveau-Brunswick 1972-1992
Année Taux de participation en % Nombre d'électeurs sur lesquels on disposait d'information
1972-74 82,0 695
1975-77 94,2 720
1978 96,9 353
1979 81,1 599
1980 87,8 654
1981 91,0 1 042
1982 88,7 690
1983 86,7 835
1984 93,5 505
1985 87,1 1 307
1986 92,2 606
1987 91,4 1 471
1988 88,8 1 036
1989 87,5 1 269
1990 91,2 1 274
1991 88,2 1 391
1992 94,9 760

Enfin, les tableaux 5 et 6 présentent les données qui sont peut-être les plus surprenantes. Les taux de participation aux élections au sein des bandes au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse sont constamment très élevés. Au Nouveau-Brunswick, la participation aux élections au sein des bandes a varié de 86,7 % en 1983 à 96,9 % en 1978. On a constaté des tendances similaires en Nouvelle-Écosse, la moyenne globale pour ces deux provinces étant d'environ 90 %.

Tableau 6
Taux de participation électorale aux élections au sein des bandes en Nouvelle-Écosse 1978-1992
Année Taux de participation en % Nombre d'électeurs sur lesquels on disposait d'information
1978 90,2 254
1979
1980 91,3 507
1981 73,8 183
1982 88,9 1 427
1983 93,8 128
1984 90,1 1 547
1985 94,5 145
1986 94,4 815
1987 55,6 689
1988 91,0 2 712
1989 90,6 328
1990 83,5 3 363
1991 90,0 489
1992 92,0 3 215

Analyse et conclusions

En 1960, le premier ministre John Diefenbaker a réalisé un objectif personnel de longue date lorsque le Parlement a élargi le droit de vote à tous les Indiens inscrits. Depuis lors, ils ne sont plus obligés de renoncer à leur statut d'Indien pour voter.

Les données sur le vote dans les réserves méritent des explications, ce que ne peuvent fournir complètement les concepts et modèles explicatifs courants. Les données sont suffisamment anomales pour que l'on se questionne sur les raisons avancées pour expliquer la participation électorale aux États-Unis, au Canada et en Europe occidentale. En l'absence de renseignements plus complets sur le comportement et les attitudes des Autochtones relativement au vote et au processus politique, sur les divers facteurs de participation sociopsychologiques, comme le sentiment d'efficacité et le sens du devoir civique, et sur les corrélations existant entre le revenu, l'éducation et le vote, on ne peut se faire aucune idée claire ni tirer de conclusion précise. Des études plus approfondies s'imposent, et les chercheurs œuvrant dans le domaine du comportement électoral et de la participation politique devraient leur accorder la priorité.

Toutefois, l'agnosticisme intellectuel pouvant tout autant inhiber la recherche que la renforcer, nous offrons dans le présent article deux explications de la participation autochtone de plus en plus faible aux élections « canadiennes » et la très grande participation aux élections au sein des bandes. Il est notoire que l'obtention du droit de vote n'a pas été aisée pour les Indiens inscrits. Les Indiens de sexe masculin l'ont obtenu en 1885 sous le gouvernement conservateur de John A. Macdonald. Sous le gouvernement Laurier, les libéraux ont abrogé l'Acte du cens électoral en 1898 et révoqué ainsi le droit de vote des Indiens inscrits. La raison officielle était que, en tant que pupilles de l'État, ils ne pouvaient agir de manière libre et autonome. Officieusement, comme le déclarait Malcolm Montgomery, ils « s'étaient rendus coupables de ne pas avoir voté de la bonne manière »note 7. Ils n'ont pu voter à nouveau aux élections fédérales canadiennes qu'en 1960, et c'est seulement dans ces années qu'ils ont pu voter à la plupart des élections provinciales. Avant 1960, les Indiens inscrits ne pouvaient voter que s'ils renonçaient à leur statut dans le cadre du processus « d'émancipation » défini dans la Loi sur les Indiens.

La participation de plus en plus faible au processus électoral des Indiens inscrits vivant dans une réserve est interprétée comme le résultat de la dégradation du sens du « devoir civique » chez les Autochtones, pour utiliser une expression propre aux ouvrages à ce sujet. En termes plus significatifs sur le plan politique, on assiste depuis 40 ans à une baisse importante de l'auto-identification des Autochtones en tant que Canadiens. Il est clair que cette conjecture ne pourra être confirmée que par des études plus approfondies. Toutefois, d'après les travaux qu'ont publiés des militants et des universitaires autochtones, les positions stratégiques et politiques des dirigeants et des organisations autochtones, et de nombreux échanges et discussions menés à titre personnel, il est raisonnable de conclure que les données sur le vote que nous présentons ici témoignent d'un changement politique, culturel et comportemental au sein des collectivités autochtones.

Si cette hypothèse est exacte, les données sur la participation électorale indiquent que l'État canadien fait face à une crise de légitimité. Une grande partie d'un groupe qui représente 4 % de la population totale du Canada se pose de graves et profondes questions sur la légitimité de l'autorité de l'État canadien et le contrôle qu'il exerce sur leur vie.

La très forte participation aux élections au sein des bandes est peut-être encore plus surprenante que les données sur les élections fédérales et provinciales. Selon une analyse conventionnelle du processus électoral, les élections locales sont considérées comme moins importantes que les élections nationales, et le taux de participation que l'on y enregistre n'est que de la moitié ou du tiers de celui des élections nationales. Pourtant, ici, c'est l'opposé que l'on observe. Là encore, nous ne pouvons que spéculer, mais en nous fondant sur une longue observation de la politique au niveau des bandes et de nombreux contacts et discussions personnels. Le taux de participation remarquablement élevé aux élections des bandes pendant la période étudiée est attribuable à une « anomalie » sur le plan de la politique et de la gouvernance des collectivités des réserves. Dans le cadre de la Loi sur les Indiens et de la politique fédérale de transfert des pouvoirs aux réserves en vigueur depuis une vingtaine d'années, les conseils de bande en sont venus à exercer un contrôle sans précédent sur la vie des membres de leur réserve. De plus, non seulement les domaines de compétence sont étendus, mais le contrôle sur ces domaines relève d'un petit nombre de personnes seulement. Contrairement à ce que connaissent les Canadiens non autochtones, les personnes qui vivent dans une réserve sont gouvernées par le même petit groupe de personnes qui exercent avec autorité un pouvoir politique unique et contrôlent également l'accès au logement, à l'aide sociale, à l'éducation et aux subventions pour l'éducation, aux services de maintien de l'ordre, aux services municipaux, à l'emploi, au développement économique communautaire, aux services sociaux et aux services de santé. De plus, ce même groupe est le point de contact entre la collectivité et le gouvernement et d'autres organisations autochtones.

Une telle concentration du pouvoir politique et économique peut fausser le fonctionnement normal des systèmes politiques démocratiques. Ces derniers, lorsqu'ils sont légitimes, exigent que ceux qui ont perdu une élection ou font l'objet d'une décision défavorable en acceptent l'issue. Par conséquent, moins les enjeux sont importants, mieux la démocratie fonctionne. La pauvreté qui caractérise de nombreuses réserves, et le manque d'accès aux ressources en dehors du système politique de la réserve, entraînent une dépendance des membres de la collectivité à l'égard des ressources qui passent entre les mains du chef et du conseil de bande. Les enjeux sont donc extrêmement élevés, ce qui motive les gens à voter en grand nombre aux élections au sein des bandes.

Il faut toutefois insister sur le fait que le problème n'est pas la corruption. Même si des mesures comme les changements proposés à la gouvernance communautaire sont un pas dans la bonne direction, elles n'abordent pas le vrai problème. De même, la politique actuelle poursuivant le transfert des pouvoirs ne fait qu'aggraver la situation présente. L'ajout de pouvoirs fera en sorte que l'issue des élections au sein des bandes sera d'autant plus capitale.

Une étude plus approfondie des tendances en matière de vote aidera à éclaircir certains points au cœur de la vie politique des collectivités autochtones. On pourrait obtenir des renseignements importants en menant d'autres études sur les tendances de la (non-) participation électorale des Autochtones et sur leurs causes. Les spécialistes doivent tourner leur attention vers le vote des Autochtones. Les études génériques sur le vote dans l'ensemble du Canada ne peuvent s'appliquer aux collectivités autochtones qui ont, du fait de leur nature particulière, des enjeux et des idées politiques souvent très différents de ceux des autres Canadiens.

Tableau 7
Participation des Premières nations aux élections provinciales

Notes

Note 1 Arend Lijphart, « Unequal Participation: Democracy's Unresolved Dilemma », The American Political Science Review, vol. 91, numéro 1, mars 1997, p. 1-14

Note 2 Lijphart, « Unequal Participation », p. 1.

Note 3 Lijphart, « Unequal Participation », p. 2.

Note 4 Voir, par exemple, Elisabeth Gidengil, « Canada Votes: A Quarter Century of Canadian National Voting Studies », Canadian Journal of Political Science, vol. XXV, numéro 2, juin 1992, p. 219-248; et Kurt Lang et Gladys Lang, Voting and Non-Voting, Waltham, Massachussetts, Blaisdell Publishing Co., 1968.

Note 5 Les recherches sur lesquelles repose le présent article ont été menées avec Sidney Pobihushchy et publiées initialement sous le titre « On-Reserve Status Indian Voter Participation in the Maritimes », écrit en collaboration avec Sidney Pobihushchy, The Canadian Journal of Native Studies, vol. 15, numéro 2, 1996, p. 255-278.

Note 6 Les données sur le vote aux élections fédérales et provinciales ont été recueillies dans tous les bureaux de vote établis entièrement à l'intérieur des limites des réserves examinées. Les premières années, ces bureaux de vote étaient relativement peu nombreux. Leur nombre a augmenté au fil des ans, Élections Canada s'efforçant d'harmoniser les limites des sections de vote et des réserves. Les données sur les élections au sein des bandes ont été recueillies et communiquées par Affaires indiennes et du Nord Canada.

Note 7 Malcolm Montgomery, « The Six Nations and the MacDonald Franchise », Ontario History, vol. LVII, numéro 1, 1965, p. 25.


Note : 

Les opinions exprimées par les auteurs ne reflètent pas nécessairement celles du directeur général des élections du Canada.