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Perspectives électorales – La participation électorale des groupes ethnoculturels

Perspectives électorales – Décembre 2006

Couverture des musulmans canadiens dans les médias imprimés aux élections fédérales

Yasmeen Abu-Laban
Professeure agrégée, Département de science politique, Université de l'Alberta

Linda Trimble
Professeure, Département de science politique, Université de l'Alberta

Par le passé, les politicologues et les journalistes n'ont guère accordé d'attention au rôle de la religion dans la politique au Canada. Cependant, les attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont poussé au premier plan les différences religieuses – surtout par rapport aux musulmans. Malgré la diversité de l'islam, tant au Canada qu'ailleurs dans le monde, des stéréotypes continuent d'en sous-estimer la complexité et de l'assimiler à l'extrémisme. On analyse dans le présent article la quantité et la nature de la couverture accordée aux musulmans canadiens dans les médias imprimés de langue anglaise aux élections générales canadiennes de 2000, 2004 et 2006 note 1. Cette analyse révèle que les musulmans canadiens ont fait l'objet d'une couverture plus grande aux élections de 2004 et de 2006 qu'à celle de 2000. Cependant, elle révèle aussi que la vision journalistique dominante, qui consiste à traiter les élections comme des joutes que les partis gagnent ou perdent, est trop superficielle pour combattre les stéréotypes ou démontrer la diversité des musulmans canadiens.

Par le passé, les politicologues canadiens n'ont accordé qu'une attention sporadique à la religion dans la politique canadienne, et les médias imprimés n'ont pas témoigné d'un intérêt soutenu envers les groupes religieux en période d'élection fédérale. Comme le dit Paul Bramadat, professeur de science des religions, « notre société fait peu de cas de la religion, jusqu'à ce que des groupes ou individus religieux se mettent à faire de mauvais coups » [traduction] note 2.

Des musulmans prient à une mosquée de Toronto en souvenir des victimes des attaques terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis.

Les attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis, bien que perpétrées par un petit nombre de personnes, ont placé au premier plan les divisions religieuses, et concentré l'attention générale sur une vaste collectivité hétérogène et transnationale, les musulmans. Le présent article examine quelle forme cette sensibilité accrue a prise dans les médias canadiens lors des campagnes électorales. Plus précisément, on y analyse les articles écrits sur les musulmans canadiens dans les journaux de langue anglaise aux élections générales de 2000, 2004 et 2006.

Tant la quantité que la nature de cette couverture, avant et après les attentats du 11 septembre 2001, sont évalués ci-après. En effet, les médias sont le prisme par lequel la plupart des citoyens voient la société et la politique. Plus précisément, les médias façonnent – ou, même, dictent – notre vision des groupes avec lesquels nous interagissons peu note 3, comme les musulmans ou les autres minorités religieuses. Dans son analyse de la couverture médiatique américaine du Moyen-Orient après la révolution iranienne de 1979, Edward Said critique ce qu'il croit être une tendance de plus en plus forte à considérer les musulmans comme un groupe homogène, et à assimiler l'islam au fondamentalisme, ou à le voir comme un danger pour le monde note 4. Des stéréotypes trompeurs sur l'islam et la politique internationale, souvent tirés des reportages américains, se trouvent également dans les médias canadiens. Karim H. Karim affirme à ce sujet que le « péril islamiste » a remplacé la « menace soviétique » du temps de la guerre froide note 5.

L'analyse présentée dans le présent article porte donc sur le volume de la couverture accordée aux musulmans canadiens lors des trois dernières élections nationales, sur la nature de cette couverture – les musulmans y sont-ils traités comme une collectivité homogène et stéréotypée? – et sur les conséquences pour les minorités de l'optique privilégiée par les médias dans leur couverture des élections.

À ce sujet, les études révèlent en effet que les médias abordent les élections dans une perspective de « joute à gagner » : ils s'attardent à des questions comme « qui gagne, qui perd, et pourquoi? », au détriment des enjeux note 6. Compte tenu de tous ces facteurs, on pouvait s'attendre à ce que les musulmans canadiens fassent davantage parler d'eux pendant les élections de 2004 et de 2006 que pendant celle de 2000, mais, aussi, à ce que la mentalité dominante du « qui gagne? », trop superficielle, ne combatte pas les stéréotypes ni la tendance à l'homogénéisation.

Contexte

Les auteurs, après avoir examiné la couverture accordée dans huit journaux aux musulmans canadiens lors d'élections fédérales récentes, ont constaté peu d'occasions de combattre les stéréotypes ou de révéler la diversité de cette collectivité hétérogène et transnationale.

Les musulmans forment une collectivité hétérogène, caractérisée par des différences générationnelles et démographiques. Grossie au fil de vagues d'immigration distinctes remontant à la fin du XIXe siècle note 7, la collectivité musulmane du Canada se distingue par la diversité de ses cohortes note 8, tant sur le plan de l'appartenance religieuse (sunnite, chiite, druze, ismaélienne, etc.) que sur celui du pays d'origine, de l'ethnicité, de la langue, de la culture, de la classe sociale et du sexe note 9. Comme l'illustre le tableau 1, les musulmans représentent aujourd'hui 2 % de la population canadienne, au premier rang des collectivités non chrétiennes.

Tableau 1
Principales confessions religieuses au Canada, 2001 (pourcentage de la population)
Groupe % de la population
Confessions chrétiennes
Catholique 43,2
Protestante 29,2
Orthodoxe 1,6
Autres chrétiennes 2,6
Confessions non chrétiennes
Musulmane 2,0
Juive 1,1
Bouddhiste 1,0
Hindoue 1,0
Sikhe 0,9
Sans appartenance religieuse
Sans religion 16,2

Source : Statistique Canada, Recensement de 2001 : Les religions au Canada (série « Analyses »), n° de catalogue 96F0030XIF2001015 (2003)

Depuis le 11 septembre 2001, la thèse essentialiste du « choc des civilisations » entre le christianisme et l'islam a trouvé un nouveau dynamisme, et les musulmans canadiens – réels ou présumés – ont fait face à des risques accrus de discrimination et de violence note 10.

Par conséquent, les associations et personnalités musulmanes canadiennes se mobilisent depuis 2001 pour combattre les stéréotypes, les menaces, les crimes haineux et le profilage racial, et pour accroître le dialogue entre les musulmans canadiens, et avec les autres Canadiens note 11. Pour ce qui est des élections canadiennes, il est difficile de déterminer dans quelle mesure les musulmans y participent, vu la petitesse relative de leurs échantillons dans les sondages. Cependant, Hamdani estime que le taux de vote des musulmans aux élections fédérales est plus faible que celui de la population dans son ensemble; il aurait été de 42 % à l'élection de 2000 (contre 61,2 % dans l'ensemble de la population), et d'un peu plus, soit 46,5 %, à l'élection de 2004 (contre 60,9 % dans l'ensemble de la population) note 12. Par ailleurs, les musulmans sont sous-représentés à la Chambre des communes, par rapport à leur nombre note 13.

Comme le montre le tableau 2, les musulmans canadiens sont concentrés dans certaines provinces, c'est-à-dire, en ordre, l'Ontario, le Québec, la Colombie-Britannique et l'Alberta.

Tableau 2
Concentration des musulmans canadiens par province, 2001
Canada 579 640
Ontario 352 530
Québec 108 620
Colombie-Britannique 56 220
Alberta 49 045

Source : Statistique Canada, Recensement de 2001 : Les religions au Canada (série « Analyses »), n° de catalogue 96F0030XIF2001015 (2003)

Dans ces provinces, la plupart des musulmans vivent à Toronto, puis, dans l'ordre, à Montréal, Vancouver, Ottawa, Calgary et Edmonton. Ces six villes regroupent 85,2 % des musulmans du Canada, et la seule ville de Toronto, 43,8 % note 14.

Méthodologie

Les journaux analysés ont été choisis en fonction de cette concentration démographique des musulmans dans certaines villes du Canada. Ainsi, en plus des deux journaux nationaux de langue anglaise, le Globe and Mail et le National Post, les principaux quotidiens de langue anglaise des six villes nommées plus haut ont été choisis aux fins de l'étude : la Gazette [Montréal], le Toronto Star, l'Ottawa Citizen, le Calgary Herald, l'Edmonton Journal et le Vancouver Sun. La période couverte par l'étude débute à la délivrance des brefs et se termine une semaine après le jour d'élection note 15, et les articles retenus sont tous ceux qui portaient sur l'élection et comportaient le mot « musulman » (suivi ou non de « canadien ») ou « islam » (ou toute variante). Cette recherche a donné 67 articles.

Un instrument de codage précis a été utilisé pour décrire systématiquement le contenu et l'emplacement (dans le journal) de chaque article. Les caractéristiques « démographiques » de chaque article ont donc été répertoriées : titre du journal, date de publication, emplacement dans le journal, catégorie d'article (nouvelle, chronique, éditorial) et sujet principal. On a également codé chaque article selon la partie où se trouvaient les mots « musulmans » ou « islam » – dans le titre, dans le premier paragraphe, etc. –, et selon la place occupée par le thème de l'islam dans le corps du texte (centrale, importante, ou indirecte). Par l'application au codage des techniques d'analyse critique du discours note 16, on a pu juger de quelle façon les musulmans étaient dépeints : groupe homogène ou religieux, ou d'orientation conservatrice ou extrémiste. Enfin, nous avons évalué dans quelle mesure les articles véhiculaient un message d'inclusion, c'est-à-dire utilisaient des termes comme « Canadiens », « citoyens canadiens » ou « électeurs fédéraux » pour désigner les musulmans canadiens.

Quantité et emplacement des articles

Le tableau 3 révèle lesquels des journaux étudiés ont le plus parlé du fait musulman dans leur couverture des élections. Deux journaux, le Globe and Mail et le Toronto Star, ont publié près des deux tiers de tous les articles mentionnant les musulmans, et 94 % de ces articles à l'élection de 2004. Par ailleurs, malgré le faible nombre total d'articles répertoriés, on constate que, comme on s'y attendait, la couverture des musulmans canadiens s'est accrue après le 11 septembre 2001. On voit en effet au tableau 3 que, de 13 à l'élection de 2000 (19 % de l'ensemble), le nombre d'articles mentionnant les musulmans est passé à 16 en 2004 (24 %), pour doubler ensuite et atteindre 38 en 2006 (57 %). Cependant, un nombre accru d'articles ne se traduit pas nécessairement par une couverture plus approfondie.

Tableau 3
Nombre (et pourcentage) d'articles mentionnant les musulmans,
par journal et élection
Journal Élection de 2000
n
Élection de 2004
n
Élection de 2006
n
Total
Globe and Mail 3 (23 %) 9 (56 %) 10 (26 %) 22 (33 %)
Toronto Star 3 (23 %) 6 (38 %) 12 (32 %) 21 (31 %)
National Post 7 (54 %) 1 (6 %) 4 (10 %) 12 (18 %)
Ottawa Citizen 0 (0 %) 0 (0 %) 6 (16 %) 6 (9 %)
Edmonton Journal 0 (0 %) 0 (0 %) 3 (8 %) 3 (5 %)
Gazette [Montréal] 0 (0 %) 0 (0 %) 2 (5 %) 2 (3 %)
Vancouver Sun 0 (0 %) 0 (0 %) 1 (3 %) 1 (1 %)
Calgary Herald 0 (0 %) 0 (0 %) 0 (0 %) 0 (0 %)
Total 13 (19 %) 16 (24 %) 38 (57 %) 67 (100 %)

Comme le montre la figure 1, les musulmans canadiens n'étaient tout simplement pas vus comme un enjeu à l'élection de 2000; dans 92 % des articles relevés pour cette élection, ils sont uniquement mentionnés en passant dans des analyses du rôle de la religion en politique, avec d'autres groupes religieux, et jamais dans le titre. De même, dans un grand nombre des articles de 2006, les musulmans n'ont été ni le sujet principal, ni un sujet secondaire : en effet, ils ont occupé une place essentielle ou importante dans seulement 39 % de ces articles, et ont été nommés dans seulement 16 % des titres. C'est plutôt à l'élection de 2004 que les musulmans se sont taillé une place considérable dans les journaux : dans près d'un tiers des articles les mentionnant, ils étaient nommés dans le titre – signe évident de leur importance comme sujet d'actualité note 17 –, en plus d'être le sujet principal ou secondaire de 75 % des articles. On peut donc se poser la question : pourquoi les musulmans canadiens étaient-ils un « sujet chaud » à l'élection de 2004?

Figure 1
Pourcentage des articles accordant une place substantielle
aux musulmans, par élection

Figure 1 Pourcentage des articles accordant une place substantielle aux musulmans, par élection

Les élections vues comme une joute : quand les médias estiment-ils digne d'intérêt le facteur musulman?

On voit au tableau 4 que, dans 67 % des articles mentionnant les musulmans ou l'islam, le principal sujet était la « joute » électorale, c'est-à-dire la question des meneurs et des perdants.

Tableau 4
Principal sujet des articles, par élection (pourcentage de tous les articles mentionnant les musulmans)
Principal sujet de l'article Élection 2000
n
Élection 2004
n
Élection 2006
n
Total
n
Enjeux nationaux 0 (0 %) 2 (13 %) 6 (16 %) 8 (12 %)
Politique étrangère ou sécurité 1 (8 %) 3 (18 %) 7 (18 %) 11 (16 %)
La « joute » électorale* 9 (69 %) 11 (69 %) 25 (66 %) 45 (67 %)
Autre 3 (23 %) 0 (0 %) 0 (0 %) 3 (5 %)

* On entend par là tous les articles axés sur les résultats de sondages, les blocs d'électeurs, la distribution régionale des appuis aux partis, ou les efforts de mobilisation de groupes d'électeurs particuliers par les partis.

Les analyses des gagnants ou perdants à tel ou tel moment de la campagne, ou des préférences électorales de tel ou tel groupe d'électeurs, mettent surtout l'accent sur les chefs, les partis, les candidats et les électeurs. Dans ce contexte, les musulmans canadiens ont été un sujet chaud à l'élection de 2004 parce que, perçus comme Canadiens et électeurs, ils ont été sollicités à ce titre.

On voit à la figure 2 un changement remarquable : à l'élection de 2000, très peu d'articles mentionnaient que les musulmans étaient des « citoyens canadiens » (15 %) ou qu'ils jouaient un rôle comme électeurs (8 %). Au contraire, après le 11 septembre, les médias se sont mis à décrire les musulmans comme des Canadiens, notamment en parlant de leurs associations ou en mentionnant leur participation comme électeurs ou candidats aux élections canadiennes. Tout particulièrement, le Globe and Mail et le Toronto Star, qui ont publié 15 des 16 articles mentionnant les musulmans à l'élection de 2004, ont tenté ainsi de mieux faire connaître leur collectivité. À l'élection de 2004, les musulmans ont été appelés explicitement « citoyens canadiens » dans 81 % des articles, et « électeurs » (ou « bloc d'électeurs ») dans 69 % d'entre eux. Plusieurs de ces articles soutenaient d'ailleurs que les musulmans canadiens avaient le pouvoir d'influer sur l'issue de l'élection dans certaines circonscriptions. Des titres comme « Pourquoi les musulmans doivent voter18 » et « Appel au vote des musulmans19 » montrent que la collectivité islamique est prise au sérieux par le Globe and Mail et le Toronto Star. Dans un article sur le « vote immigrant » à l'élection de 2004, qui soulignait la croissance de la collectivité musulmane, le Globe and Mail a rapporté que, selon le politicologue Henry Jacek, « depuis le 11 septembre, les musulmans sont extraordinairement politisés. Ils sont sensibles aux mesures de sécurité en Amérique du Nord, et devraient voter en grand nombre » note 20.

Figure 2
Pourcentage des articles désignant les musulmans comme Canadiens ou électeurs, par élection

Figure 2 Pourcentage des articles désignant les musulmans comme Canadiens ou électeurs, par élection

Toutefois, si les musulmans font parler d'eux lorsque les circonstances électorales s'y prêtent (p. ex. lors des appels au vote stratégique lancés à la collectivité islamique dans le sillage du 11 septembre), il reste que la vision dominante, qui consiste à couvrir les élections comme s'il s'agissait de joutes sportives, ne permet pas de discussion approfondie des enjeux ou des revendications. En effet, moins du tiers des articles relevés portaient sur les politiques intérieures ou étrangères (voir le tableau 4). Difficile, dans ces circonstances, d'éclairer la population canadienne sur la diversité de la collectivité musulmane ou de combattre les stéréotypes négatifs.

Image donnée des musulmans canadiens

Les membres d'une famille originaire du Bangladesh prêtent leur serment de citoyenneté lors d'une cérémonie à St. John's, à Terre-Neuve-et-Labrador.

Tous les articles ont été examinés, à la lumière des études sur la couverture médiatique des musulmans, afin de déterminer s'ils véhiculaient des stéréotypes dangereux. On a constaté que l'un des préjugés dominants consistait à dépeindre les musulmans comme un groupe homogène sur les plans de la foi, de l'ethnie, de la langue et de la culture. Le tableau 5 indique que cette image unidimensionnelle des musulmans était fermement enracinée dans les médias, particulièrement à l'élection de 2000, où elle a dominé tous les articles. Comme on l'a dit plus haut, la plupart de ces articles ne faisaient que mentionner les musulmans parmi les nombreux autres groupes religieux dont les convictions avaient un lien avec la campagne. Aux élections de 2004 et de 2006, cependant, un portrait très différent des musulmans a été donné, comme le montre le tableau 5. La complexité et la diversité de leur collectivité étaient toujours largement passées sous silence, mais ils n'étaient plus présentés uniquement comme un groupe religieux. Environ deux tiers des articles de 2004 et 2006, en effet, présentaient les musulmans comme des électeurs, des militants, des candidats ou des citoyens sensibilisés.


Tableau 5
Image donnée des musulmans dans les articles sur les élections canadiennes, par élection (pourcentage des articles)
Image donnée des musulmans* Élection 2000
n
Élection 2004
n
Élection 2006
n
Total
n
Groupe homogène 13 (100 %) 13 (81 %) 30 (79 %) 56 (84 %)
Groupe religieux 10 (77 %) 5 (31 %) 14 (37 %) 29 (43 %)
Groupe socialement conservateur 1 (8 %) 1 (6 %) 8 (21 %) 10 (15 %)
Groupe lié à l'extrémisme 3 (23 %) 1 (6 %) 11 (29 %) 15 (22 %)

* À noter que ces images ne sont pas mutuellement exclusives; un seul article peut donner des musulmans plus d'une image, voire les quatre en même temps.

Très peu d'articles ont donné des musulmans l'image d'un groupe socialement conservateur; lorsqu'ils ont été le plus nombreux (21 % à l'élection de 2006), ils relataient la réaction des groupes religieux au mariage entre personnes de même sexe. Cependant, en 2000 et, surtout, en 2006, les musulmans ont été fréquemment associés à l'extrémisme religieux, voire au terrorisme. En effet, alors que, en 2004, un seul article a fait ce lien (6 %), 3 l'ont fait en 2000 (23 %) note 21, et 11 en 2006 (près du tiers du total). Cette augmentation en 2006 découle en grande partie de sept articles (près d'un cinquième du total) portant sur de fausses accusations selon lesquelles un candidat aurait dit de son investiture qu'elle était une « victoire pour l'islam » note 22. De même, deux articles qualifiaient de « terroriste présumé » une personnalité publique qui s'était rangée derrière un parti politique note 23.

Chose plus inquiétante, un chroniqueur du National Post a écrit que les « islamistes radicaux ont déclaré la guerre à toutes les démocraties séculières, dont le Canada », et qu'ils constituent une « menace islamo-fasciste mondiale pour la démocratie », menace concrétisée par une « guerre portée par les jihadistes jusque chez vous » note 24. Cet exemple est typique de l'attitude du National Post envers les musulmans : 42 % des articles sur les élections publiés dans ce journal, s'ils parlaient des musulmans ou de l'islam, les associaient à l'extrémisme, contre 9 % dans le Globe and Mail, et 14 % dans le Toronto Star.

Conclusion

On constate que, aux élections fédérales successives de 2000, 2004 et 2006, la quantité d'articles consacrés aux musulmans canadiens a augmenté, ce qui, on peut le supposer, est une conséquence des attentats du 11 septembre 2001. De façon générale, cette augmentation a contribué à présenter les musulmans sous leur visage d'électeurs et de candidats, mais la vision des élections qui domine chez les médias – celle des élections vues comme joutes sportives – s'accommode mal à la complexité de la collectivité musulmane. Ainsi, malgré les quelques mentions du rôle électoral des musulmans, fréquentes surtout à l'élection de 2004, il reste que très peu de lignes ont servi à combattre les stéréotypes ou à rendre compte de la diversité de la collectivité musulmane, dont les racines sont pourtant si profondes au Canada. En fait, les articles de 2006 renforcent même plutôt ces stéréotypes.

Karim H. Karim et d'autres analystes ont montré que, dans leur couverture des actualités internationales, les médias canadiens dépeignent les musulmans de façon homogénéisée et stéréotypée, ce qui a donné naissance à l'idée du « péril islamiste ». On peut dire que, à tout le moins dans les articles étudiés, cette vision négative est combattue jusqu'à un certain point seulement. Compte tenu de l'influence majeure des médias sur les opinions des Canadiens, les restrictions qu'impose le traitement des élections comme autant de « joutes sportives » méritent que s'y attardent les journalistes, les militants, les politiciens et les citoyens soucieux de mieux comprendre leurs compatriotes.

Notes

Note 1 Les auteures remercient Dawn Moffat, étudiante à la maîtrise, pour son excellente aide comme recherchiste.

Note 2 Paul Bramadat, « Re-Visioning Religion in the Contemporary Period: The United Church of Canada's Ethnic Ministries Unit », Canadian Diversity, vol. 4, n° 3, 2005, p. 59.

Note 3 Frances Henry et Carol Tator, Discourses of Domination: Racial Bias in the Canadian English-Language Press, University of Toronto Press, Toronto, 2002, p. 5.

Note 4 Edward W. Said, Covering Islam: How the Media and the Experts Determine How We See the Rest of the World, éd. rév., Vintage Books, New York, 1997.

Note 5 Karim H. Karim, Islamic Peril: Media and Global Violence, Black Rose Books, Montréal, 2003.

Note 6 Linda Trimble et Shannon Sampert, « Who's in the Game? The Framing of Election 2000 by The Globe and Mail and The National Post », Revue canadienne de science politique, vol. 37, n° 1, mars 2004, p. 51-71.

Note 7 Baha Abu-Laban, An Olive Branch on the Family Tree: The Arabs in Canada, McClelland and Stewart, Toronto, 1980, p. 1-81.

Note 8 Sharon McIrvin Abu-Laban, « Family and Religion among Muslim Immigrants and Their Descendants », dans Earle H. Waugh, Sharon McIrvin Abu-Laban et Regula B. Qureshi (dir.), Muslim Families in North America, University of Alberta Press, Edmonton, 1991, p. 6-31.

Note 9 Sheila McDonough et Homa Hoodfar, « Muslims in Canada: From Ethnic Groups to Religious Community », dans Paul Bramadat et David Seljak (dir.), Religion and Ethnicity in Canada, Pearson Education Canada, Toronto, 2005, p. 133-153.

Note 10 Yasmeen Abu-Laban, « Liberalism, Multiculturalism and the Problem of Essentialism », Citizenship Studies, vol. 6, n° 4, décembre 2002, p. 459-482.

Note 11 McDonough and Hoodfar, ibid., p. 137-141.

Note 12 Daood Hamdani, Muslim Women: From Polling Booths to Parliament, Conseil canadien des femmes musulmanes, mars 2005, p. 1-9.

Note 13 Ibid., p. 1-11.

Note 14 Peter Beyer, « Appendix: Demographics of Religious Identification in Canada » (avec adaptation), dans Paul Bramadat et David Seljak (dir.), Religion and Ethnicity in Canada, Pearson Education Canada, Toronto, 2005, p. 240.

Note 15 Plus précisément, notre recherche, effectuée dans la base de données de Factiva, avait pour dates butoirs le 22 octobre et le 4 décembre 2000 (élection de 2000); le 23 mai et le 5 juillet 2004 (élection de 2004); le 30 novembre 2005 et le 30 janvier 2006 (élection de 2006). Les termes de recherche suivants ont été utilisés : « election and federal and Muslim »; « election and Muslim »; « candidate and Muslim »; « vot* and Muslim »; « election and federal and Islam* »; « election and Islam* »; « candidate and Islam* »; « vot* and Islam* ».

Note 16 Teun A. van Dijk, Racism and the Press, Routledge, New York, 1991, p. 6.

Note 17 Ibid., p. 50-51.

Note 18 The Globe and Mail, 7 juin 2004, p. A19; chronique de Mohamed Elmasry, président national du Congrès islamique canadien.

Note 19 The Globe and Mail, 4 juin 2004, p. A8.

Note 20 Gloria Galloway, « Sikhs reach beyond Liberals as political influence grows; Canadian-born children of immigrants are switching allegiance, poll suggests », The Globe and Mail, 25 mai 2004, p. A9.

Note 21 Deux articles portaient sur un candidat libéral qui aurait assisté à un rassemblement islamique avec des écriteaux sur lesquels on pouvait lire « Mort à Israël ». Le National Post a consacré un éditorial à cette affaire (16 novembre 2000, p. A19), où l'auteur déclarait que « tous les partis attirent leur lot d'énergumènes ».

Note 22 Glen McGregor, « "Mixing of religion and democracy" stirs controversy: Group claims Liberal Toronto-area candidate said nomination was "victory for Islam" », The Ottawa Citizen, 21 décembre 2005, p. A5. Omar Alghabra, qui craignait que cette controverse fasse dérailler sa campagne, a pourtant été élu dans Mississauga–Erindale.

Note 23 Elizabeth Thompson, « Suspected terrorist endorses Bloc », The Ottawa Citizen, 6 décembre 2005, p. A4; Tu Thanh Ha, « Duceppe dances around questions », The Globe and Mail, 5 janvier 2006, p. A6.

Note 24 Robert Fulford, « Do not disturb », The National Post, 31 décembre 2005, p. A17.


Note : 

Les opinions exprimées par les auteurs ne reflètent pas nécessairement celles du directeur général des élections du Canada.