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Perspectives électorales – La participation électorale des groupes ethnoculturels

Perspectives électorales – Décembre 2006

La participation politique des nouveaux Canadiens : Une étude exploratoire

Carolle Simard
Professeure, Département de science politique, Université du Québec à Montréal

Dans cet article, je présente les conclusions d'une enquête exploratoire réalisée auprès de nouveaux citoyens canadiens originaires de pays non démocratiques. Sont notamment discutées les variables susceptibles d'expliquer leurs perceptions et leurs comportements politiques. Plus particulièrement, je m'intéresse aux interrelations entre ces trois groupes de variables : politiques, psychologiques et sociodémographiques. Mon étude découle de l'analyse de 20 entretiens semi-dirigés menés auprès de répondants montréalais originaires du Pérou, du Liban et d'Haïti. Dans l'étude, les nouveaux citoyens canadiens sont nombreux à associer la démocratie, du moins en partie, à l'acte de voter. Par ailleurs, ils s'appuient sur les réseaux sociaux pour le développement du capital social, qui leur permettra d'acquérir les habiletés requises pour participer à la vie politique. Ils semblent aussi convaincus qu'un niveau élevé d'efficacité politique aille de pair avec une forte implication politique. Enfin, chez les répondants issus des minorités visibles, j'ai constaté la saillance des identités minoritaires. Les futures recherches sur la participation politique devront forcément tenir compte de ces nouvelles perspectives, présentées sous forme exploratoire.

Le contexte et la sélection des répondants

Le cynisme politique fait désormais partie du paysage politique canadien. Dans un tel contexte de lassitude face à la classe politique et au système qui sécrète cette dernière, la question de la socialisation politique des nouveaux arrivants qui choisissent le Canada mérite qu'on s'y arrête. Ces derniers, en se joignant à la communauté politique canadienne, sont interpellés par un contexte où se conjuguent tout un ensemble d'enjeux divers, tels la sempiternelle question constitutionnelle, le rôle du Canada dans la guerre au terrorisme, le financement réduit des services publics, le manque de transparence des autorités politiques. Pour le dire autrement : les nouveaux citoyens canadiens ne construisent pas leur vision politique du Canada et des problèmes qui assaillent la société canadienne en vase clos. Bien au contraire. Au même titre que tous les autres Canadiens en effet, leur imaginaire politique est fait d'incohérences et leur implication politique est marquée par la complexité de l'univers dans lequel ils évoluent.

De manière à mieux comprendre les processus par lesquels les nouveaux arrivants, devenus citoyens canadiens, appréhendent le fonctionnement des institutions démocratiques et jouent le jeu de la participation civique et politique, je m'intéresse dans cet article aux interrelations entre ces trois groupes de variables : politiques, psychologiques et sociodémographiques. Mon étude découle de l'analyse de 20 entretiens semi-dirigés menés auprès de répondants originaires du Pérou (16 personnes), du Liban (7 personnes) et d'Haïti (7 personnes). Tous étaient des immigrants de première génération arrivés au Canada à l'âge adulte. Au moment de l'enquête, ils étaient tous citoyens canadiens et vivaient dans la région de Montréal. Leur parcours migratoire était fort différent d'une personne à l'autre et la plupart vivaient au Canada depuis au moins cinq ans. Ils ont été sélectionnés à partir de la méthode boule de neige ou de référence, laquelle consiste à demander aux personnes rencontrées lors de l'étude de désigner d'autres connaissances répondant à nos critères d'immigration et de durée de séjour. Les trois groupes retenus font partie des minorités visibles et appartiennent aux groupes ethniques dont la présence au Québec et au Canada augmente constamment. Enfin, le choix tient au fait qu'une part importante des Péruviens, des Libanais et des Haïtiens vivent dans la grande région montréalaise.

Les Libanais ont quitté le Liban à cause de la guerre, et des divisions religieuses qui y sévissent toujours. Pour leur part, les Haïtiens ont presque tous fui un pays aux prises avec une extrême pauvreté et une forte répression politique sous le régime de Duvalier fils. Quant aux Péruviens, ils ont émigré pour échapper à un pays qui, dans les années 1980, témoignait d'une situation économique des plus difficiles en Amérique latine.

L'échantillon est exploratoire et il est constitué de personnes provenant de pays non démocratiques. Ce choix s'explique par le fait que le Canada accueille de plus en plus de personnes qui immigrent au Canada sans avoir la compétence politique requise pour prendre part au jeu démocratique, qui repose sur le respect des règles institutionnelles et parlementaires.

Au Canada, de nombreux observateurs s'inquiètent de la baisse de la participation électorale. Conscients de la menace que constitue pour la légitimité des institutions démocratiques le manque de participation politique d'une frange accrue de la population canadienne, Élections Canada et le Directeur général des élections du Québec notamment ont entrepris de sensibiliser tous les citoyens en âge de voter à l'importance de se rendre aux urnes. Ces dernières années en effet, on a constaté que les personnes nées au Canada participent moins qu'auparavant aux processus électoraux; en outre, on a observé que certains groupes affichent un taux d'abstention plus élevé que l'ensemble des Canadiens, entre autres la majorité des citoyens issus des minorités visibles et les jeunes de 18 à 35 ans.

Avant de présenter à grands traits les conclusions de mon enquête exploratoire, je discute des variables susceptibles d'expliquer les perceptions et les comportements politiques des nouveaux citoyens canadiens, notamment de ceux qui proviennent de pays non démocratiques.

Les variables

Une de mes interrogations de recherche renvoie au concept d'efficacité politique et à ses liens dynamiques avec la participation politique. Aaron Cohen (2001) note 1, après avoir étudié les effets de médiation des variables psychologiques sur les variables sociodémographiques note 2 et politiques note 3, a dégagé un modèle d'interaction entre ces variables. Selon A. Cohen, les variables sociodémographiques semblent affecter l'estime de soi et le sentiment de maîtrise sur son environnement qui, à leur tour, favorisent un haut niveau de confiance à l'égard du système politique et augmentent la croyance en la capacité d'agir sur ce dernier.

Selon A. Cohen, le concept d'efficacité politique se rapporte aux perceptions qu'a l'individu de pouvoir agir sur le système politique à travers des actions menées par les membres de sa communauté. Ces perceptions reposent sur le sentiment d'avoir une certaine maîtrise, tant sur sa vie personnelle que sur son environnement. Un tel sentiment s'appuie sur le fait de percevoir le système politique et ses représentants comme étant aptes à prendre en compte ses préoccupations et ses revendications de citoyen dans le processus de gouvernance et d'élaboration des politiques publiques. À cet effet, A. Cohen précise que l'individu doit posséder les compétences cognitives lui permettant de comprendre les us et coutumes politiques du pays.

Marc A. Zimmerman (1995) note 4 abonde dans le même sens lorsqu'il insiste sur la participation active, et la certitude personnelle de pouvoir changer les choses et de posséder les compétences requises pour y arriver. Il se sert du concept de psychological empowerment (« autonomisation psychologique »), lequel comprend deux dimensions : la première est qualifiée par l'auteur d'intrapersonnelle (l'estime de soi, le sentiment de maîtrise, les compétences personnelles) et la seconde d'interactionnelle (la compréhension du milieu environnant). M. A. Zimmerman accorde donc beaucoup d'importance à la socialisation et aux réseaux.

Un autre auteur, Günter Krampen (1991) note 5, précise toutefois que les attentes des individus à l'égard de leur environnement politique sont souvent étroitement liées à des traits de personnalité qui s'inscrivent dans ce que l'auteur appelle l'action-theory model of personality (« modèle de personnalité issu de la théorie active »), qui conjugue tant les conditionnements psychologiques que les caractéristiques sociologiques.

Certes, il est difficile pour le moment de démontrer l'existence d'un lien de causalité direct entre les variables psychologiques, telles que définies par ces auteurs, et la participation politique. En revanche, et compte tenu que la participation politique s'inscrit toujours dans la poursuite et la défense d'intérêts divergents, on peut logiquement soutenir que ces variables psychologiques vont agir dans un rapport dynamique note 6 où s'entrecroisent une série de facteurs reliés à la socialisation et à l'habitus politique note 7. L'influence de telles variables va également dépendre des particularités identitaires qui se structurent tout au long du parcours migratoire et du sentiment d'appartenance ressenti à l'égard de sa nouvelle communauté. Finalement, les variables psychologiques influencent la lecture qui est faite d'événements tels que le scandale des commandites ou le débat constitutionnel.

L'analyse

Dans ce qui suit, sont discutées les principales conclusions de l'étude. Elles concernent le vote, la participation civique et politique, et le changement social.

Le vote

Je vote la plupart du temps. C'est ma responsabilité de citoyenne. Dans mon pays, on m'a enlevé la responsabilité de le faire. (Une femme d'origine libanaise.)

Ce qui se dégage de l'étude à propos du vote est particulièrement stimulant. En effet, tous les participants rencontrés disent exercer leur droit de vote au moment des élections, notamment aux niveaux fédéral et provincial. Les nouveaux citoyens canadiens provenant de pays non démocratiques voient dans la participation électorale un des fondements de la démocratie. Pour eux, la démocratie renvoie autant à l'État de droit, à la liberté d'expression, à l'existence d'une presse libre, à la redistribution des richesses en faveur des plus démunis qu'à l'exercice du droit de vote. Est également souligné le fait qu'au Canada, « chaque vote compte », et que sa valeur ne change pas selon qu'on est riche ou pauvre.

Par ailleurs, plus de la majorité des nouveaux citoyens rencontrés dans l'enquête estiment qu'une société démocratique ne se résume pas, tant s'en faut, au fait de voter. Sans la présence de citoyens responsables, disent-ils, qui se mobilisent pour demander des comptes aux élus ou faire barrage à leur corruption, une société démocratique ne peut exister. Bref, dans le discours, le sens accordé à l'action des citoyens nous renvoie aux déterminants psychologiques dont j'ai parlé précédemment et aux interactions positives qui en découlent pour la participation politique.

Le vote n'est donc pas qu'un acte symbolique. Geste fondamental dont plusieurs ont été privés dans leur pays d'origine, il représente une sorte de « démocratie en action ». Cela étant, la présence aux urnes des nouveaux citoyens ne signifie pas pour autant une confiance aveugle à l'égard des politiciens et du système politique. Mais voter permet de réactualiser les principes qui sous-tendent une société démocratique, peu importent les significations individuelles ou collectives qui y sont rattachées note 8.

La participation civique et politique

La gouverneure générale du Canada, Michaëlle Jean, a visité en mai 2006 son pays natal, Haïti; elle s'est notamment rendue à Jacmel, ville où elle a passé une partie de son enfance.

J'ai commencé à m'impliquer dans différents conseils d'administration et auprès de divers groupes communautaires. Je m'implique parce que je désire changer les choses. (Un homme d'origine haïtienne.)

On le sait, l'intérêt manifesté à l'égard de la politique ne se traduit pas toujours par une participation active dans les partis politiques ou des actions concrètes note 9 destinées à influencer les politiques. Toutefois, ce que A. Cohen qualifie de psychological involvement (« implication psychologique ») constitue un niveau de politisation qui peut déboucher sur une participation plus active.

Outre l'importance de la participation politique formelle, laquelle se résume à la politique électorale et à la politique étatique, les chercheurs examinent également un autre champ de participation – souvent qualifiée de civique – aux frontières parfois mal définies, et qui concerne notamment le secteur communautaire et les associations socioculturelles et sportives. Bien que ces formes de participation ne soient pas toujours dirigées vers les politiques étatiques, il s'agit bel et bien de lieux de pratiques citoyennes où, dans le cadre d'interactions quotidiennes, sont négociées les modalités d'un « vivre-ensemble »; l'acquisition d'un capital social, transférable au champ politique, s'en trouve grandement facilitée note 10.

Selon P. S. Li, le sentiment d'appartenance à un groupe ethnique constitue une manière d'acquérir du capital social, qui, à son tour, contribue à l'insertion économique des nouveaux arrivants. La notion de capital social, développée par Robert D. Putnam note 11, est éclairante, dans la mesure où les nouveaux arrivants au Canada sollicitent souvent leur réseau ethnique pour intégrer le marché de l'emploi. Or, mon enquête auprès des nouveaux citoyens canadiens montre toute l'importance que ces derniers accordent à leur intégration économique, cette dernière étant une condition sine qua non à un parcours migratoire réussi. Il semble donc exister un lien de causalité entre l'acquisition du capital social, les conditions d'emploi auxquelles sont confrontés les nouveaux citoyens canadiens et leur niveau de participation, tant civique que politique.

A. Cohen, dans son étude déjà citée, montre comment le statut socioéconomique affecte positivement ou négativement les caractéristiques psychologiques comme l'estime de soi et le sentiment de maîtrise sur son environnement. En outre, plus une personne considère que son engagement et ses actions vont contribuer à changer les choses, plus elle aura tendance, toujours selon A. Cohen, à s'impliquer politiquement. Ce que A. Cohen qualifie de political efficacy (« efficacité politique ») explique en grande partie que les personnes les plus actives politiquement dans les trois groupes de l'échantillon sont aussi celles qui sont les plus convaincues de l'importance et de l'utilité de leurs actions; par ailleurs, elles expriment davantage de critiques à l'égard des politiciens et du système politique.

Le changement social

Il faut s'impliquer pour que les choses marchent bien, pour que les partis prennent aussi conscience des besoins de la population. (Une femme d'origine péruvienne.)

Plusieurs de mes répondants reconnaissent s'impliquer dans le mouvement communautaire pour mieux comprendre leur environnement sociopolitique. Les lieux de pratique citoyenne dans la société civile ont favorisé l'acquisition de compétences politiques (la capacité d'analyse, le développement du sens critique, une bonne connaissance des institutions), en lien avec une série de facteurs liés aux réseaux de socialisation.

Bien que l'échantillon ne soit qu'exploratoire, j'ai remarqué certaines tendances concernant le comportement politique des répondants. Il semble bien que leur niveau de politisation s'inscrive dans un spectre assez large qui se situe entre le statu quo et le changement. J'ai également noté un plus grand investissement politique chez les répondants animés par une logique de changement social. C'est comme si une plus grande implication politique suscitait des actions renforçant des qualités faisant appel à l'estime de soi et au sentiment de maîtrise. À son tour, un tel renforcement paverait la voie à des actions en faveur du changement social.

Conclusion

Quels enseignements peut-on tirer de l'étude exploratoire et que peut-on en conclure pour la poursuite des travaux à venir concernant la participation politique des nouveaux citoyens?

Brièvement, je rappelle ici les pistes les plus prometteuses, au nombre de quatre. Les nouveaux citoyens canadiens sont nombreux à associer la démocratie, du moins en partie, à l'acte de voter. Par ailleurs, ils s'appuient sur les réseaux sociaux pour le développement du capital social, qui leur permettra d'acquérir les habiletés requises pour participer à la vie politique. Ils semblent aussi acquis à l'idée qu'un niveau élevé d'efficacité politique est inséparable d'une forte implication politique. Enfin, j'ai constaté la saillance des identités minoritaires chez les répondants issus des minorités visibles.

Ces tendances, qui devront être vérifiées empiriquement sur un échantillon représentatif, dévoilent un univers perceptuel beaucoup plus complexe que le modèle proposé par les politologues, modèle qui ignore généralement divers éléments d'ordre psychopolitique, entre autres les représentations des nouveaux arrivants à l'égard de la société d'accueil et les trajectoires d'intégration des sujets. À leur tour, ces dernières viennent configurer les perceptions qu'ont les nouveaux arrivants des groupes majoritaires.

Les futures recherches sur la participation politique, si elles sont destinées à perfectionner les modèles déjà connus, devront tenir compte de ces nouvelles perspectives, peu explorées à ce jour. Dans ce contexte, une approche exploratoire qualitative, combinée, cette fois, à une approche quantitative à l'échelle canadienne et regroupant d'autres groupes ethniques, devrait permettre d'asseoir d'autres modèles opératoires sur la participation politique des nouveaux citoyens canadiens.

Notes

Note 1 Aaron Cohen, Eran Vigoda et Aliza Samorly, « Analysis of the Mediating Effect of Personal-Psychological Variables on the Relationship Between Socioeconomic Status and Political Participation: A Structural Equations Framework », Political Psychology, vol. 22, n° 4, 2001, p. 727-757.

Note 2 Notamment le niveau de scolarité, le revenu et la profession.

Note 3 Entre autres le niveau de politisation et la participation politique active.

Note 4 Marc A. Zimmerman, « Psychological Empowerment: Issues and Illustrations », American Journal of Community Psychology, vol. 23, n° 5, 1995, p. 581-599.

Note 5 Günter Krampen, « Political Participation in an Action-Theory Model of Personality: Theory and Empirical Evidence », Political Psychology, vol. 12, 1991, p. 1-25.

Note 6 Plutôt que linéaire, au sens où est prise en compte la complexité des rapports sociaux.

Note 7 Il s'agit de mettre en lumière la dimension souvent cachée des perceptions politiques, lesquelles sont souvent intériorisées dès le plus jeune âge; elles sont aussi le fruit des parcours de vie et des réseaux sociaux qui les sous-tendent.

Note 8 À cet égard, j'ai noté des différences entre les trois groupes de l'enquête. Dans une version plus longue de cet article, j'en préciserai les contours.

Note 9 Sur cette question, voir notamment : Carolle Simard, « Les minorités visibles et le système politique canadien », dans Minorités visibles, communautés ethnoculturelles et politique canadienne : La question de l'accessibilité, sous la dir. de Kathy Megyery, vol. 7, Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis, Toronto, Dundurn Press, 1991, p. 179-295.

Note 10 Annick Germain, « Capital social et vie associative de quartier en contexte multiethnique : Quelques réflexions à partir de recherches montréalaises », Revue de l'intégration et de la migration internationale, vol. 5, n° 2, 2004, p. 191-206; Peter S. Li, « Social Capital and Economic Outcomes for Immigrants and Ethnic Minorities », Journal of International Migration and Integration, vol. 5, n° 2, 2004, p. 171-190.

Note 11 Robert D. Putnam, Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon & Schuster, 2000.


Note : 

Les opinions exprimées par les auteurs ne reflètent pas nécessairement celles du directeur général des élections du Canada.